14 mai 1529

La petite famille des Morency, petite bourgeoisie respectée et appréciée, n'avait jamais attiré l'attention mis à part lors des prouesses de Mr Morency, avocat de son pays. La fortune de la famille n'avait jamais été aussi grande qu'à ce temps-là : elle ne subissait aucun désagrément de la vie mondaine qu'il menait et n'en demandait pas moins.

Ce jour de printemps, toute la famille était en ébullition : les servantes s'activaient aux fourneaux tandis que la maitresse de maison lançaient des ordres à tout-va, pressée par le temps, désireuse que la fête qu'elle donnerait le soir même soit une parfaite réussite. Son mari devait en effet, parler avec des gens aussi importants que lui, régler des histoires qui ne la concernaient pas mais, qui lui avait précisé comme étant primordiales pour le bien de leur maisonnée. Composée de seulement trois membres, celle-ci tenait à garder le luxe qu'elle acquérait jour après jour et ce ne serait pas Mme Morency qui dirait le contraire : coquette, féminine, celle-ci ne se lassait pas de dépenser l'argent de son mari dans les habits les plus chers, devenant par la même occasion, ridicule par leur aspect simple. Bijoux, tissus, vaisselles faisaient la joie de la mère de famille et, nullement découragée par son époux, elle s'en donnait à coeur joie. La troisième personne qui complétait les Morency n'était autre que leur enfant : une petite fille en l'occurence, portrait craché de sa mère. On ne pouvait être plus fier d'un enfant que ses parents l'étaient : d'une douceur et d'une intelligence rare, la petite Alice savait parfaitement rester à sa place. Une beauté pâle était née un jour d'hiver : des cheveux blonds, une peau laiteuse, des yeux très clairs, la petite serait certainement mariée à un grand bourgeois et pourquoi pas, avec un noble si elle évoluait comme elle l'avait toujours fait.
Alice se tenait à ce moment-là dans l'embrasure de la porte, observant avec curiosité tout le remue-ménage qui occupait désormais la maison. Bientôt, la grande table de chêne fut couverte d'une nappe d'un blanc nacré, puis les couverts des grands jours furent disposés sur celle-ci. Les fumés des plats qui s'échappaient de la cuisine vinrent chatouiller ses narines et les pas, toujours plus pressés se firent néanmoins moins nombreux, les domestiques retournant à leur place habituelle.

Lorsque la nuit tomba enfin sur Londres, la petite fille fut pressée : elle mangea, enfila ses habits de nuit et fut envoyée dans sa chambre lorsque les premiers invités se manifestèrent.

Toute la soirée, de grands éclats de rire retentirent dans la vaste salle à manger de la maison des Morency. Les gens parlaient, mangeaient, buvaient sans interruption, choses qui empêchèrent Alice de dormir. Silencieuse, elle se contentait de fixer le plafond en soupirant à chaque fois que des gloussements atteignaient ses oreilles. Elle attendit un moment ainsi, tournant, se retournant dans ses draps. Enfin, lorsque les exclamations des femmes se turent pour devenir simples discussions et que les hommes les quittaient pour aller fumer leurs pipes, Alice, ne tenant plus, quitta sa chambre pour s'arrêter tout net, surprise de ce qu'elle venait de voir. Son père se tenait juste derrière sa porte, accompagné des avocats conviés. Tous parlaient à voix basses mais, assez fort pour que la petite fille puisse entendre leur conversation.

Un invité ne cessait de répéter, l'air inquiet et nerveux :

"Il faut que vous le fassiez, Gaspard ! Enfin, ne soyez pas si têtu ! Si vous refusez de traiter cette affaire, votre famille court à la catastrophe ! Pensez à votre femme, à votre fille... à leurs vies !"

Ses paroles étaient encouragées par les deux autres hommes présents.

"Vous êtes le meilleur, il ne veut que vous !"

"Pensez à la récompense et sinon, aux représailles !"

Mais Gaspard Morenly, homme bon et droit ne cessait de secouer la tête en signe de négation, balayant toutes les paroles de ses invités en un geste.

"Je fais fie de tout cela ! Pour qui me prenez vous donc ?! Un lâche et un bandit qui trahit sa parole à la première occasion ? J'ai promis à cette famille, à mon ami, que jamais je ne travaillerai pour cet individu malsain qui sème la misère partout où il passe ! Je ne travaillerais jamais pour lui. Tant que ma femme et ma fille, soyez tranquilles : elles ne craignent rien."

Alice referma sans bruits la porte, inconsciente encore de l'impact des paroles qu'elle venait d'entendre sur son avenir.


20 janvier 1530.

Ils étaient venus en plein milieu de la nuit, ces grands hommes en noirs, armés et menaçants, tels des personnages hantant les rêves de n'importe quel enfant. Ils avaient ouvert la porte sans demander l'avis des propriétaires, avaient monté les escaliers en trombe, réveillant le personnel et la famille par la même occasion. Des portes avaient été claquées, des cris poussées pour que, ils saisissent l'homme et l'amènent, sans laisser aucunes explications. La mère éplorée, pleurait sur le seuil de son palier et une servante avait réveillé la petite fille lorsqu'elle avait cru en danger. Alice, maintenant âgée de onze années, restait silencieuse dans les bras de la bonne, encore inconsciente de ce qui venait de passer dans sa maison. Au loin, les gémissements de sa mère lui revenait et, sans attendre, Alice s'échappa des bras de la femme pour se précipiter, encore en chemise de nuit, dans les escaliers et rejoindre sa mère en un instant. Elle ne comprit que plus tard que son père ne reviendrait plus jamais.

6 avril 1531

"Cher journal,
Je ne sais plus ce qui va arriver. Gaspard est parti depuis maintenant un an. Et depuis un an, je ne vis plus que dans la peur : les femmes de ménage partent peu à peu à l'instar de nos biens. Nous sommes obligées de vendre tous nos meubles, nos couverts, nos draps. La moindre chose a désormais de la valeur, et petit à petit, notre maison devient vide. Toutes les semaines, les gens des impôts viennent nous prendre un peu plus. Je suis encore sûre de pouvoir tenir quelques semaines, au mieux quelques mois. Gaspard a été exécuté sous l'ordre de notre bon roi pour une raison qui m'échappe encore, rien ne m'a été révélé. Malgré mes mensonges, Alice semble comprendre que la situation change, que bientôt nous n'habiterons plus dans cette maison. J'envisage de me remarier, c'est une évidence, mais qui voudrait d'une famille déchu et de leurs dettes ? De plus, le docteur est venu ce matin : il m'a ordonné de rester couchée jusqu'à ce que ma toux cesse, mais mes vertiges s'intensifient et je ne sais pas encore si je vais m'en sortir. Mon amie, c'est sans doute une des dernières lettres que je t'écrie, mon fidèle journal. Garde mes secrets.

Anne Agnès Morency."

14 mars 1532

Ici Repose
Anne Agnès Morency
1500 - 1532
Londres.

Assise devant cette pierre tombale, dans ce cimetière, une jeune fille pleurait, doucement. Ses larmes perlant sur ses joues ne cessaient de couler, interminablement. Il y avait quelques heures à peine, sa défunte mère avait été enterrée après une mort contre une grippe tenace qui l'avait emportée après plusieurs mois d'une lutte sans merci. Lors de l'enterrement, elle avait été seule. Sa famille ? Mis à part ses deux parents, elle n'en avait jamais eu. Les amis ? Après la ruine des Morency, ils avaient tous disparus craignant de recevoir le même sort que Gaspard s'ils osaient intervenir dans ces affaires. La seule joie de la jeune fille était que sa mère n'aie pas fini sa vie dans la rue. Ce n'est qu'à sa mort que les créanciers avaient récupéré la maison. Alors, Alice pleurait pleurait pleurait, sans relâche, avec plus d'ardeur de minutes en minutes. Elle pleurait ses deux parents disparus, sa maison, son jardin, sa chambre, ses poupées, ses jolies robes, ses amis. Alice Morency pleurait son ancienne vie à chaudes larmes.

Et quelques heures plus tard, elle avait disparu dans les rues de Londres vers sa nouvelle destinée.

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