partie un ;

Les pieds de la fillette touchent à peine le sol. Elle saute et virevolte en tout sens, légère comme l’air et gracieuse comme l’oiseau qui prend son envol. Les rubans qui nouent ses cheveux tournoient tout autour d’elle, effleurant son pâle visage en forme de cœur, chatouillent ses lèvres carmins. À un moment, on la croit sur le point de tomber. Elle s’incline si bas que l’un des rubans vient laisser une trace dans la très fine couche de poussières qui recouvre le sol. Le château de Gloria Castello, propriété de son père depuis sa nomination au poste de cardinal, est une austère construction de pierres entourée de jardins et de cours. On y trouve moult couloirs mystérieux et moult pièces à l’usage non-déterminé. Les appartements de Livia ne représentent qu’une très petite partie du palais, pourtant ils sont plus grands que ceux de tous les autres occupants réunis – exception faite peut-être de sa mère, occupante officieuse du château. Lucrezia Visconti est une femme belle et noble, à l’aube de ses 30 ans. Venant d’une famille de marchands vénitiens, elle noue ses cheveux, si blonds qu’ils en paraissent argentés, comme le font les femmes de sa ville d’origine, malgré son déménagement tout récent à Rome. C’est que le père de la fillette, le cardinal Rafaello Cipriani de Rome, souhaite montrer à tout le monde à quel point son ‘’ épouse de papier ‘’, comme il l’appelle, est belle. C’est aussi qu’il adore la fille qu’elle lui a donnée, Livia. Il leur rend visite à toutes les deux à chaque semaine, le dimanche après la messe. Il joue avec sa fille, la regarde effectuer cette chorégraphie compliquée que lui apprennent ses maîtres à danser et ses dames de compagnie, puis il gagne la chambre de sa maîtresse adorée et lui prouve de nouveau son amour, si bien que Dona Lucrezia est une nouvelle fois aujourd’hui enceinte de ses œuvres. Sa silhouette est toujours aussi fine et mince, on distingue à peine son ventre qui commence à peine à s’arrondir et elle resplendit de jour en jour. Pas un jour ne passe sans qu’un messager en provenance de Rome ne leur apporte bijoux et cadeaux en provenance du cardinal et même d’autres hommes puissants du Vatican – nombreux sont ceux qui veulent s’attirer les faveurs de l’Épouse de Papier par pur des réprimandes du cardinal, qui acquiert puissance et pouvoir. Mais quand elle danse avec ses dames de compagnie sous les yeux ravis du maître à danser français qui a là l’impression d’avoir accompli quelconque grand exploit, la fillette oublie ses problèmes et se sent toute légère. Elle a sept ans, presque huit comme elle le répète tout le temps. En ce mois de février 1527, des brises fraîches soufflent sur Rome sans toutefois parvenir à libérer la ville éternelle de son incessante chaleur. Il n’y a que Livia qui s’active dans le château : sa mère lit, les domestiques sont assises sous un arbre dehors, et même le maître à danser a justement cessé de danser pour s’asseoir dans un des fauteuils de la salle de musique. Il applaudit son élève d’une main molle.

« Bravo ! Bravo, petite signora ! Votre père le cardinal sera très fier de vous quand il viendra vous voir, la félicite-t-il. Vous êtes ma meilleure élève. »

Tout occupée qu’elle est à danser et à s’amuser dans le salon de musique, Livia ne se rappelle même pas qu’elle est la seule élève de son maître à danser, dont son père loue les services depuis qu’elle sait marcher. L'homme, un français si maigre qu'il en effraie, suscite les moqueries d'autrui avec ses manières raffinées et ses grands airs - elle sait cependant combien il peut être dur. C'est lui qui lui a appris à se tenir debout, ou presque. Lui qui lui a inculqué ce port altier, cette démarche gracieuse et assurée. Il parle fort, et bien : il lui a appris le français, l'anglais et même l'allemand, qu'elle n'apprécie que peu. Les opinions politiques du maître sont aussi les siennes, car elle a appris à se fier à son jugement. La fillette trottine jusqu'à lui. Il examine son maintien d'un oeil critique malgré la chaleur, lui ordonne de redresser un peu plus les épaules, de relever un peu plus le menton.

« Mamma a hâte qu'il revienne. Elle dit que s'il continue ainsi, il va manquer la naissance de son fils ! s'exclame l'enfant. Mamma est certaine que ce sera un garçon, mais moi, je veux une petite soeur. Les garçons sont si énervants. Le fils du cardinal Dollero est un véritable petit monstre !
- C'est parce que le fils du cardinal Dollero ne m'a pas eut comme maître ! Si Dona Lucrezia donne naissance à un petit signore, j'en ferai un véritable galant. »

C'est bercée de ces promesses d'avenir heureux, de ces danses, de ces chansons et de ces moments furtifs passés avec son père que Livia grandit. Les mois passent et se succèdent au rythme lent des visites du cardinal, dont la régularité diminue de jour en jour. Son père est aux prises avec une grande affaire dont sa mère refuse de lui parler, quelque chose qu'elle qualifie '' d'abomination de la chrétienté ''. Quelques fois, elle écoute aux portes de la chambre parentale. Parfois, même, elle regarde : sa mère, avec son gros ventre, discute bruyamment avec son père. Les mots '' putain '' et '' Boleyn '' se suivent et s'enchaînent inlassablement au fil de la diatribe maternelle. Elle ne connaît aucun Boleyn, ni aucune putain. De toute manière, elle est trop jeune.

Quand arrive l'été, elle en a appris un peu plus concernant la '' grande affaire '' de son père. Un roi, quelque part, en France - ou est-plutôt en Angleterre ? Elle ne veut même pas le savoir -, a pris la décision de répudier son épouse uniquement parce qu'elle ne lui avait pas donné d'enfant mâle. Il veut divorcer, chasser la pauvre femme. Son père et le pape, sont furieux. Mais le coeur d'enfant de Livia se soucie de choses bien autres : la grossesse de sa mère est presque achevée et, d'ici un mois, elle saura si ses prières ont été exaucées, si elle aura une petite soeur. Le maître à danser français ne cesse de lui répéter que ce sont les fils qui font l'honneur des familles, mais elle n'est pas d'accord. Il lui suffit de repenser à l'ingrat rejeton du cardinal Dollero, ce gamin obèse qui lui tire les cheveux, pour comprendre que non, vraiment, c'est aux filles que revient toute la gloire.

Arrive finalement le jour tant attendu. Au milieu de la nuit, elle est réveillée par des cris, des bruits de pas, des gens qui courent en tout sens. Échappant à la vigilance de sa nourrice, qui dort trop profondément pour être ainsi réveillée, Livia se faufile à travers les couloirs jusqu'aux appartements de sa mère. C'est de là que vient toute l'agitation : les servantes et les sages-femmes apportent couvertures et bassines d'eau chaude. On a arrachés les lourds draps de soie du lit de Dona Lucrezia, qui n'est maintenant plus couchée que sur un drap imbibé de sang. Son sang. Livia écarquille les yeux en voyant sa mère ainsi affaiblie, pâle comme la craie. Dona Lucrezia tient les mains de ses servantes, si fort que ces-dernières grimaces. Elle hurle à chaque contraction, se tord, se débat, se contorsionne en hurlant le nom de son amant. Elle demande à ce que l'on fasse chercher le cardinal, et une de ses dames de compagnie lui répond vainement que le Gloria Castello est trop éloigné du Vatican pour que le cardinal Cipriani soit là avant la fin de la délivrance. Mais Lucrezia n'en démord pas : elle hurle qu'elle va mourir, elle affirme sentir les anges qui sont venus pour elle. Elle insulte l'enfant en elle qui est en train de la tuer. Livia, pétrifiée, contemple l'horrible spectacle à travers un mince interstice entre les planches de la porte qui sépare la chambre de sa mère du salon commun qu'elle partage. Pieds nus, en chemise de nuit, elle respire presque l'odeur du sang et de la sueur. Sa mère hurle de plus bel, elle enfonce ses ongles dans les bras de ses servantes, les marquent jusqu'au sang. Puis, la contraction passée, elle retombe inerte dans le lit, inondée de sueur, haletante et délirante. Une de ses servantes lui applique une compresse froide sur le front, une autre saisit un chapelet et se met à prier. Livia elle-même se surprend à implorer le Seigneur de sauver sa mère et son enfant. Elle ignore comment fonctionnent les délivrances, elle ignore même comment sont conçus les enfants. La seule chose qu'elle sait, c'est qu'elle ne veut pas perdre sa mère.

C'est le maître à danser, encore et toujours, qui la trouve dans le salon le lendemain matin, recroquevillée et endormie dans un coin, près de la porte. Attendri, il prend la fillette dans ses bras et la transporte jusqu'à sa chambre, ou la nourrice, affolée de ne pas avoir trouvée l'enfant à son réveil, la lui arrache presque des bras. Mais Livia se réveille lors de la brusque transaction. Elle est fatiguée, mais elle n'a pas oubliés les évènements de la nuit. Elle se jette au cou du maître à danser, lui demande ou est sa mère, si elle va bien, de quel sexe est l'enfant. Le français répond à toutes ses questions d'une voix blanche et vide d'émotions - lui non plus n'a pas dormi de la nuit. Il lui dit que Dona Lucrezia est toujours dans sa chambre, qu'on a ouvert les fenêtres et changés les draps. Il lui dit qu'elle a perdu beaucoup de sang, que les médecins sont à son chevet - pour le propre salut de l'enfant, il omet de préciser qu'on a fait venir un prêtre pour l'extrême-onction. Il lui dit ensuite, avec une certaine joie, que comme elle le souhaitait elle a maintenant une petite soeur. Il regrette immédiatement son geste en voyant le visage de Livia se décomposer.

« J'ai prié pour l'enfant qui l'a tant malmenée, se reproche-t-elle. Si elle meurt, ce sera ma faute ! »

Et Livia s'enfuit avant que le maître à danser n'ait le temps de l'attraper, de la consoler, de lui dire que non, ce n'est pas de sa faute, et que même les reines meurent parfois en mettant au monde leurs enfants, tout comme les plus pauvres des paysannes. Il entend les pas de la fillette dans le couloir, ses sanglots, le bruit de la porte de ses appartements qui claque violemment.

Elle dort toute la journée, un sommeil entrecoupé de cauchemars atroces dont elle ne sort qu'à peine. Vers 15h00, elle apprend que le cardinal vient d'arriver de Rome et qu'il a filé voir sa maîtresse, qui ne l'a même pas reconnu. Elle aussi veut aller voir sa mère et sa petite soeur, elle veut s'assurer que toutes deux vont bien. Encore sans avertir sa nourrice, elle traverse sa chambre, le salon commun et entre dans la chambre de sa mère par la '' porte privée '', comme elle l'appelle. Lucrezia est couchée dans son lit, pâle, immobile. Ses yeux sont clos, elle est en nage et respire avec difficulté. Livia s'approche d'elle, doucement - elle a peur. Lucrezia ouvre un oeil, puis l'autre. Elle ne semble d'abord pas reconnaître sa fille, puis elle sourit faiblement.

« Tu ressembles à ton père, lui dit sa mère. Je l'aime, je l'aime ! Et je t'aime.
- Mamma...
- L'enfant, l'enfant va mourir je crois, oui. Vous êtes des filles de l'Église, des bâtardes de Dieu. Vos vies entières sont de péchés, et je paie pour cela maintenant. »

Livia écarquille les yeux. Elle ne comprend pas. Elle n'a jamais trouvé étrange que son père soit à la fois un homme de l'Église et, justement, son père. Les bâtards de cardinaux sont nombreux à Rome - il suffit de penser à l'horrible fils de Dollero. Pourquoi sa mère est-elle aussi dure ? À travers les larmes qui lui brouillent les yeux au moment ou elle comprend que sa mère lui reproche sa mort à venir, Livia voit la pauvre femme tousser, cracher du sang, avant de retomber, inerte, dans son lit. Mais cette fois-ci, elle ne se relève pas. Quelque part ailleurs dans le château, un bébé se met à pleurer - des pleurs maladifs, faibles, chétifs. Est-ce là sa petite soeur ? Est-ce là ce pour quoi elle a tant prié, durant la dernière année ?

Enfermée dans son malheur et sa tristesse, elle ne voit pas le temps passer. Elle n'entend pas les crissements de gravier lorsque le carrosse de son père repart : le cardinal n'est pas venue la voir, il s'est contenté de sangloter sur le corps de sa défunte amante en maudissant leur enfant qui, au final, n'avait pas non plus passé la nuit suivant l'accouchement. Livia n'entend pas non plus les supplications de sa nourrice qui veut lui faire avaler du potage et de l'eau ; elle ignore son maître à danser quand celui-ci vient s'informer de son état, refuse de se lever pour aller voir sa mère avant qu'on l'emmène. Elle ne voulait pas voir de cadavre - elle tente du mieux qu'elle le peut de sortir de sa tête l'image de sa mère mourante pour se rappeler de l'époque heureuse ou tout allait bien. Elle n'y arrive pas. C'est cet objectif qui la poursuivra durant les années à venir.

partie deux ;

UC