Le jour où l'on naît est censé être le plus beau pour les parents. Le mien était censé être d'autant plus plaisant étant donné que j'étais le premier enfant de mes parents, et surtout que cela faisait des années que Robert et Mary de Somerset essayaient de concevoir un enfant. Et, enfin, leur plus beau vœu se réalisait. Je ne vous cache pas que ce jour, aussi magnifique, qu'il devait être, fût un véritable supplice autant pour mon père comme pour ma mère. Les contractions prirent de douleurs ma mère très tôt, vers trois heures du matin, un mardi dit-huit août de l'an mille quatre cent quatre-vingt treize. Les domestiques, bassines d'eau et serviettes en main, s'étaient immédiatement précipités dans la chambre du couple, pour s'enquérir de l'état de santé de la comtesse. Avaient été alors convoqués de nombreuses servantes, qui firent office de sage-femmes, et le prêtre attitré du domaine. Mais ils avaient beau faire, à huit heures du matin, je n'étais toujours pas né, malgré les hurlements incessants de ma mère. Mon père, lui, était resté dans l'antichambre. Même s'il avait voulu y participer, il ne s'en serait probablement pas senti capable. D'autant plus qu'il tournait déjà de l’œil, rien qu'à attendre les cris de douleur de Mary de Somerset. Il eut quelques moments de frayeur, notamment lorsqu'un lot inconcevable de majordomes s'activa dans tout le château pour fournir ce que leur criait les sage-femmes improvisées, mais globalement, ma mère eut plus à souffrir que lui. Déjà, j'étais coriace. Le soleil se levait sur l'Angleterre alors que je n'avais toujours pas vu le jour. Après des heures de souffrance, la libération arriva pour la comtesse vers dix heures et quart. Alors qu'elle avait abandonné, qu'elle s'apprêtait à mourir en couche, que les serviteurs étaient en train de la perdre, une dernière contraction eût raison de ma résistance. Ma mère reprit subitement connaissance et, enfin, j'ouvris les yeux. Enfin, façon de parler, bien entendu, car je n'en étais pas encore capable. « C'est un garçon ! » cria assez fort une domestique pour que Robert de Somerset puisse l'entendre. Un silence s'installa brutalement. Le prêtre se dirigea vers moi, il entreprit de murmurer quelques prières. L'instant d'après, un cri enfantin fendit l'air et l'assistance lâcha un soupir de soulagement ; normalement, la suite des événements devait bien se passer.

Nous vivions non loin de Londres, dans un immense domaine que le statut de mon père permettait d'entretenir sans trop de difficultés. Je me souviens que j'espérais déjà vivre la même vie, une fois adulte. Si le château et ses terres étaient, en eux-mêmes, immenses, le nombre de domestiques, de personnel que nous avions à notre disposition était tout bonnement impressionnant. Bien qu'en étant à la campagne, nous ne manquions de rien. Dire que mon enfance fût passionnante serait mentir. J'étais le premier de leurs enfants, le premier sur lequel reposait leur espoir et, même si je ne manquais de rien, je n'avais pas un seul instant de répit. Mes deux sœurs, Juliette et Elisabeth de Somerset, venaient de naître. Autant vous dire que mes parents, qui se pensaient incapables de donner la vie, étaient dans l'erreur. Mais mes braves sœurs n'étaient que des femmes et, par conséquent, elles ne se prédestinaient pas au même avenir que moi. Mes parents voulaient tirer le meilleur de moi ; j'étais l’aîné et, jusqu'à présent, le seul héritier de la famille. Presque évidemment, je me préparais à endurer des heures de leçons et d'apprentissages. J'allais apprendre tout ce qui était possible d'imaginer – anglais, français, arithmétique, équitation, escrime, rhétorique, droit, navigation – durant de très longues années tandis que mes sœurs, elles, apprendraient à bien se comporter en société. Vers mes deux ans, arriva alors mon frère ; Pierre de Somerset. Lui aussi se prédestinait à de longues et périlleuses études mais moins intenses, tout de même, que celles auxquelles je m'attelais à cette période. J'étais l'héritier, l'aîné et je devais montrer l'exemple. Et de toute façon, on ne me demandait pas mon avis.

Je m'en souviens encore. Comme si c'était hier. Mais ce n'était pas hier, c'était un jeudi après-midi. Nous avions déjà dîné et mon père avait décidé, sur un coup de tête, de partir chasser. Bien sûr, c'était une activité de noble, qu'il aimait bien s'accorder de temps en temps mais on ne l'avait plus jamais vu remettre un pied à la chasse depuis que j'étais né. J'avais alors onze ans, à cette époque. Attablé à mon bureau, je regardais par la fenêtre, le regard vague. Je n'écoutais pas les paroles de mon interlocuteur, même si celui-ci semblait être passionné par ce qu'il racontait. Les cours de navigation, cela ne me plaisait pas plus que ça. Mon père avait beau dire que c'était essentiel de savoir se repérer en mer pour un Britannique, nous étions des comtes, de père et fils, et des comtesses, de mère en fille, alors, à quoi bon prendre la mer ! Vraiment, je considérais cette matière comme sans intérêt. Ma plume guidait ma main sur la page blanche, elle écrivait machinalement, au flot des paroles de mon professeur. « Richard ? » Je levai un regard perdu vers lui lorsqu'il m'interpella puis il me demanda de répéter ce qu'il venait de dire. Je baissai les yeux sur ma feuille, à la recherche d'un quelconque semblant de réponse mais il n'y avait rien de censé. Je crus à cet instant qu'il allait me réprimander et rapporter à mon père mes rêveries. Mais quelque chose me sauva à cet instant. A vrai dire, cet événement ne me sauva aucunement. Au contraire, il me perdit. Un hennissement de cheval retentit dans la cour, en contre-bas. Je me levai brusquement pour m'enquérir de la situation et jetai un coup d’œil par la fenêtre, au grand malheur de mon tuteur. Dans une vision d'horreur, je vis mon père, par terre, la tunique de chasse tâchée de sang. Le cheval hennissait, sabots levés, devant lui. Sous mes yeux effrayés, il lui asséna un second coup tandis que je déglutis passablement. Je ne pus faire autre chose que quitter la salle en trombe et m'élancer à travers le château. Je déboulai dans la cour. Un palefrenier s'occupait du cheval et tentait de l'apaiser. Une masse de domestiques s'était massé autour du corps de mon père. Je m'approchai, m'attendant au pire. Et j'avais raison. Il était défiguré, il avait la mâchoire déboîtée et le nez cassé, les yeux injectés de sang, et une oreille arrachée. Je baissai la tête et ne put réprimer un frisson de dégoût. Lentement et avec difficulté, il tenta de dire quelque chose. Mais au bout de quelques secondes, il s'éteint à jamais, sans avoir pu s'exprimer. « Père ? » A cet instant, je ne pouvais me résigner à ce qui se passait sous mes yeux. J'entendis des pas. Je me retournai. Je vis arriver ma mère, elle vit mon visage rempli de larmes. Elle s'arrêta brusquement à mi-chemin et pleura.

Et Dieu sait si elle pleura longtemps. Ma mère, Mary de Somerset, ne put jamais se faire à l'idée que son mari n'était plus de ce monde. J'étais meurtri, j'étais déconcerté, j'étais déboussolé, moi aussi. Mais après des années, j'avais su tourné la page. On n'oublie jamais avec le temps, la douleur devient seulement moins forte. Mère, elle, n'avait pas su apaiser sa douleur, même avec le temps. Juliette, Elisabeth et Pierre, quant à eux, étaient petits et avaient été tenus à l'écart lors des faits. Heureusement. Après la mort de mon père, étant donné que j'étais l'aîné, j'étais devenu, par la même occasion, l'homme de la famille. Et cette perspective, je n'en avais pas tout de suite mesuré les conséquences. Ce fût lors de mes dix-huit ans que je compris enfin le pourquoi du comment. Plus précisément un peu après mes dix-huit ans, le jour de la mort de ma mère. Elle était décédée de chagrin, comme avaient dit les médecins. C'était comme tomber de Charybde en Scylla, comme aimait le dire mon professeur de mythologie. Je tombais sur un obstacle et me confrontais à un autre encore plus grave. Car si la mort de mon père signifiait une absence de figure paternelle, la mort de ma mère signifiait l'absence de figure parentale. Bien sûr, je fus bouleversé, une nouvelle fois, mais dire que je le fus plus serait un énorme mensonge. Non pas que le décès de ma mère ne m'affectait pas mais il était moins impressionnant, moins violent et... Je ne sais pas exactement pourquoi mais je ne ressentais pas la même chose à la mort de ma mère qu'à la mort de mon père. C'était inexplicable et cruel. Mais c'était ainsi.

D'un côté, j'étais devenu un homme, un adulte, un vrai. D'un autre côté, j'étais perdu. Complètement perdu. Juliette avait alors dix-sept ans. Elisabeth en avait dix-sept et Pierre seize. Autrement dit, j'étais leur tuteur. Je pris alors soin d'eux, brusquement placé à la tête d'une famille. Alors que le temps passait, l'un après l'autre devenait majeur. Tous eurent des choix différents concernant leur avenir. Juliette, tout d'abord, voulut avec ferveur entrer au sein d'un couvent. J'acceptai. Par après, Elisabeth voulut se faire demoiselle d'honneur à la cour du roi. J'acceptai de nouveau. Pour finir, Pierre avait pour projet de devenir chevalier. Là encore, j'acceptai. Mes défunts parents n'auraient jamais autorisé leur fils et leurs filles d'exercer une autre profession que celle qui leur étaient destiné : être comte ou comtesse. Mais c'est en partie pour cela que je les laissai faire ce qu'ils désiraient.

Pour ma part, je m'adonnai à la principale activité que mon titre m'accordait : je demeurai comte. J'étais à présent le seul membre de la famille dans mon domaine, non loin de Londres. Vint alors le moment pour moi de prendre une épouse. J'eus connaissance d'une très belle femme, une jeune marquise, qui habitait non loin du domaine familial. C'était une magnifique blonde, aux yeux bleus perçants et mystérieux et au corps tout à fait splendide. J'étais âgé de vingt-et-un ans, elle en avait alors seize. Et pourtant, quelle créature c'était ! Oui, j'étais éperdument amoureux, je l'avoue. Très rapidement, je fis une demande de fiançailles, complètement sous le charme. Pour mon plus grand bonheur, elle accepta et devint Eleanor de Somerset. Aux débuts, elle était douce, attentionnée, d'une timidité tout simplement splendide. Mais tout changea brusquement.

Elle me joua la comédie durant quelques années. Cinq tout au plus. Mais après, tout changea, du jour au lendemain. Elle perdit toute son innocence, toute sa beauté. Aveuglé par l'amour que je portais à ma femme, je lui cédai, trop sûr de moi et de sa fidélité, tous ses caprices. Un jour, elle me dit à peu près ces quelques mots : « Richard, j'aimerai me rendre à la cour du roi. » Encore une fois, je lui accordai sa nouvelle folie, m'assurant que cela ne pourrait me faire du tort si cela lui faisait plaisir. Et pourtant... Quelques temps après son départ, les pires rumeurs m’assaillirent. Partout dans le royaume, partout dans Londres, partout parmi la noblesse, on m'accusait de choses atroces. Les plus aimables disaient que je ferai mieux de la surveiller. Les plus cinglants m'accusaient de ne pas la satisfaire sur le plan affectif. Quoiqu'il en fût, je compris immédiatement les recommandations ou les répliques de mes proches. Lorsqu'Eleanor revint, je n'eus pas vraiment le temps de la questionner sur les faits qui m'étaient parvenus aux oreilles. En effet, elle me prit de cours en m'annonçant qu'elle était enceinte. Cela faisait des mois que j'étais seul au domaine conjugal. Il était évident que je n'étais pas le père. Et ce genre de choses se savent très vite. Elle me couvrit du pire déshonneur. J'étais la risée de la noblesse. J'étais en effet le pire des hommes pour avoir accepté ma femme enceinte tout en sachant que je n'étais pas le père. Car oui, c'est ce que je fis : j'élevai cet enfant. Les fois où nous avions essayé Eleanor et moi, rien ne s'était passé. Aussi, je considérai l'enfant qu'elle portait comme une occasion en or. Ce fils, car ça en fût un, je l'élevai comme mon propre fils. Même si cela fût un peu étrange au tout début, je m'y habituai très vite et lui accordai toute l'attention qu'il demandait. Par après, Eleanor usa de son corps et de ses atouts pour se faire pardonner auprès de moi. Malheureusement, contrairement à ce que je pensais, elle n'arrêta pas pour autant ses petites escapades.

Alors, je découvris, peu à peu, une autre facette de la vie. Une facette beaucoup plus épanouie et hédoniste. Je rencontrai une splendide femme. Ce fût une véritable révélation pour moi. Grace n'est pas qu'une amante : c'est aussi une femme qui sait faire preuve d'amour et de tendresse.

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